Le père et la mère aiment les livres, même s’ils n’en lisent pas beaucoup. Ils les récupèrent souvent dans les poubelles. Ce couple d’immigrés vit à Vitry dans un HLM avec leurs sept enfants, et la mairie a peu à peu étendu leur masure pour loger tout le monde. Parfois, ils se disent que ce serait bien d’envoyer les enfants à l’école de temps en temps, surtout les deux plus grands, Ernesto et Jeanne. Ernesto a douze ans, ou vingt, on ne sait pas très bien. Un jour, les frères et soeurs trouvent dans une cave un vieux livre à moitié brûlé. Quelque chose dans ce livre solitaire touche Ernesto. Il ne sera plus jamais le même. Il est censé ne pas savoir lire, pourtant il dit qu’il a lu le livre. Y compris les passages brûlés. Il ignore comment il est possible qu’il puisse lire sans savoir lire. Et un jour, il décide qu’il n’ira plus à l’école. Parce qu’à l’école, dit-il, “on m’apprend des choses que je sais pas”. Mais personne ne comprend cette phrase. Personne ne comprend Ernesto. Qui décide d’apprendre autrement. Il regarde par la fenêtre du collège et apprend. Le lycée. L’université. Ernesto apprend. Tout est vanité, dit-il, je suis déjà mort. Et Jeanne, sa soeur adorée, la seule qui semble le comprendre, elle aussi est déjà morte. Malgré leur jeune âge, ces enfants sont déjà hors du monde.
Je ne suis pas sûre d’avoir tout compris. Cette histoire est avant tout une fable où se glissent des personnages hors du commun, hors d’atteinte, indéfinissables. Ernesto d’abord, bien sûr, celui qui sait sans savoir et qui engrange toutes les connaissances à toute vitesse sans presque vouloir le faire. Mais également les parents, aux noms changeants, suivant si l’on considère ceux qu’ils portaient en arrivant ou ceux que leur donne leur famille. La mère est Hanka ou Emilia, ils sont polonais, italiens ou de nulle part. L’enfant prodige parle de mort, de vanité, de roi biblique et de connaissance, il a quelque chose d’un prophète aussi. Cela, je l’avoue, cette poésie et cette profondeur, même si je la reconnais, je suis passée un peu à côté, elle ne m’a pas touché, peut-être parce qu’elle part dans des thèmes qui ne me touchent pas spécialement.
En revanche, j’ai été très sensible à la manière dont Duras met en scène un enfant miraculeux sorti de rien. Elle raconte les HLM de Vitry, les enfants qui vivent dans les rues, toujours dehors, dans des bâtiments désaffectés. Elle raconte l’état d’esprit de ces immigrés qui ne sont personne, qui veulent du travail mais se résignent à ne pas en trouver, qui doivent bien être logés parce qu’on ne peut pas laisser des enfants dehors comme ça, et qui veulent bien envoyer leurs enfants à l’école mais ne savent pas vraiment comment les y contraindre. Eux aussi sont insaisissables, partisans d’une étrange liberté, puisqu’ils laissent volontiers les enfants seuls pour aller en ville boire le peu d’argent qu’ils ont. Le roman aime à les confronter aux personnages bien de chez nous, bien ancrés dans notre monde: l’instituteur, le journaliste. Certains sauront comprendre, d’autres moins. La fable de l’enfant miracle naît directement du plus bas que terre, un livre dans la main.