Dans le Maroc des années 1930, deux frères évoquent leur mère. Eux vont à l’école, savent lire. Elle, c’est tout autre chose. Alors lorsqu’on lui amène une cuisinière électrique, un fer à repasser, ou un poste de radio, la révolution n’est pas qu’un simple mot: c’est tout son monde qui est renversé. Elle discute volontiers avec le monsieur de la télévision, et s’insurge au téléphone quand l’opératrice ne connait pas sa cousine à qui elle veut parler. Et si elle ne voit pas bien comment faire fonctionner les objets modernes qu’ils lui apportent, pas de problème, elle les recycle. On range beaucoup de choses dans un four, après tout. Plus tard, lorsque son cadet sera parti étudier en France et qu’elle ne reste qu’avec son aîné, son éducation prend une autre dimension. Elle prend conscience de tout ce qu’elle a ignoré, depuis son mariage, pendant toutes ces années à appliquer la tradition la plus stricte. Elle souffre de cette ignorance, et décide d’y remédier: école, engagement politique, rien ne lui échappe!
Ce petit roman est tout simplement formidable. Il nous dresse un magnifique portrait de femme à la charnière entre un obscurantisme social et religieux bien ancré et une émancipation fulgurante. C’est bien évidemment un immense éloge de l’instruction et de la liberté intellectuelle, sans parler d’un vibrant hommage au féminisme puisqu’en dernier recours, c’est contre son mari que cette jeune femme va devoir se dresser. Elle incarne le goût du savoir, le désir d’apprendre et d’être libre et autonome, de manière presque caricaturale, mais tellement touchante.
Car ici, pas de miracle. En même temps qu’elle découvre ces progrès, elle les critique, et elle garde toujours son naturel, sa simplicité et son franc-parler. C’est la même femme qui au début du livre laisse à manger près du poste de radio, pour le monsieur qui est dedans, et qui à la fin, se présente à la capitale en exigeant de parler à monsieur De Gaulle avec pour laisser-passer un panier de dattes, parce qu’il est grand temps que ce monsieur entende ce que le peuple a à lui dire. Sa découverte du monde se fait dans la légèreté, dans l’humour et dans la poésie de l’innocence d’une petite fille coincée dans la tête d’une femme.
Et que dire de ses deux fils… C’est par amour pour leur mère qu’ils décident d’en faire un être qui pense, qu’ils l’emmènent de force découvrir pour la première fois l’eau des ruisseaux et l’herbe dans laquelle elle s’assoit, elle qui n’était jamais sortie de sa maison. C’est par amour pour elle qu’ils lui achètent des chaussures à talons pour qu’elle se sente belle. Et ils sont prêts à subir les foudres de leur père pour ne jamais abandonner leur petite maman. Et quand on est marocain, surtout à cette époque, tenir tête au père, ce n’est pas rien. Ces personnages brisent tous les clichés, et sont aussi admirables et touchants que l’héroïne.