Les pierres de fumée, cette frontière qui, dit-on, sépare le monde des hommes de celui des roomajads. D’un côté, l’Impératrice Caëla et sa Chancelière et éminence grise Ny manigancent avec les roomajads pour assouvir leur soif de pouvoir. De l’autre, alors que des enfants gitans sont sauvagement assassinés, les jumeaux Elea et Liam voient leurs jours en danger. Alors que Liam rencontre un mystérieux mentor en la personne d’un maître bâtonnier aveugle, il doit voler au secours de sa soeur enlevée par les roomajads. Eux qui pourtant n’ont pas mis les pieds dans notre monde depuis si longtemps qu’ils sont devenus des légendes. Les mystérieuses capacités de ces deux enfants semblent attiser les convoitises de part et d’autres de la frontière.
Accrochez-vous: la richesse de ce roman pourra perdre les moins attentifs d’entre vous et ils le regretteront amèrement. J’ai adoré suivre tous les personnages de cette saga foisonnante. Les jumeaux héros sont encore un peu en retrait mais on devine que leur heure de gloire se prépare. Ils se construisent surtout en s’opposant à un père alcoolique et peu fiable, qu’ils aiment mais qu’ils doivent prendre en charge: Liam est débrouillard avec sa fronde, Eléa prend soin de la maison et apprend à maîtriser les propriétés des plantes. Mais dès qu’Eléa est enlevée et que Liam ambitionne de devenir un maître bâtonnier, chacun prend patience : de ce qu’ils représentent, de leurs pouvoirs, de leur importance, on ne saura quasiment rien pendant tout ce premier tome, pas plus qu’ils ne le savent eux-mêmes.
Autour d’eux, et beaucoup plus intéressants, sont les personnages secondaires. A commencer par les roomajads, ces créatures reptilliennes qui peuplent l’autre côté des Pierres de Fumée. L’impératrice Caëla, à leur tête, est un personnage qui tient de la femme fatale et de la gamine capricieuse. Quand à Ny, l’étonnante Chancelière, sa petite taille contraste furieusement avec l’influence et le pouvoir. Inattendues et fascinantes, elles ont de quoi leur tenir tête parmi les maîtres bâtonniers, à la fois de mystérieux magiciens et de redoutables combattants, mais qui doivent compenser leur pouvoir de destruction en exerçant un art, un pouvoir créateur.
Vous l’aurez compris, j’ai été séduite par cet univers et sa mythologie. La construction du roman elle aussi est riche et ambitieuse: les chapitres alternent les points de vue des personnages, et de multiples pistes sont lancées, qu’il convient de suivre simultanément. Et ça fonctionne. Roman jeunesse, oui, roman simpliste, non. On y refuse d’ailleurs un manichéisme primaire, notamment avec la présence parmi les apprentis bâtonniers d’un jeune roomajad qui rappelle que ce sont nos convictions et non nos origines qui nous définissent. Et même si j’aurais aimé un peu plus de poigne dans le personnage d’Eléa (j’ai toujours du mal avec les jeunes filles qui se font enlever, c’est mon féminisme qui parle), j’ai apprécié qu’on n’hésite pas à évoquer des pratiques humiliantes telles la vérification de la virginité de la future mariée. Loin de prendre ses jeunes lecteurs pour les imbéciles, il les entraîne au contraire dans une aventure aussi palpitante que sombre, sans oublier des personnages hauts en couleur tel le fantasque individu qui s’occupe des thermes et qui aura ce mot plein de bon sens: “N’oublie jamais que la gravité est le bonheur des imbéciles”.
Mon seul regret concerne l’évolution de l’action. Ce tome pose beaucoup de bases, installe les personnages dans leur rôle et laisse planer une menace imminente, mais il n’a pas vraiment d’unité, ni d’ailleurs de fin. Il n’est que la première partie (déjà conséquente) d’une histoire plus large et j’aurais aimé que le tome fasse bloc, qu’on connaisse une avancée décisive à l’issue de ces quelques 420 pages.