En Angleterre, au XVIIIème siècle, sévissent les Comprachicos. Des gitans qui font commerce d’enfants qu’ils achètent à des parents désespérés et qu’ils revendent en tant qu’esclaves ou mieux: bêtes de foires. Car une fois passés dans leurs mains, ces enfants sont méconnaissables: visages détruits, articulations déboitées, les voilà façonnés de manière à effectuer les pires pitreries pour le plus grands bonheur de la bonne société. C’est ainsi que l’un de ces enfants est abandonné une nuit sur une plage anglaise lors d’un départ précipité d’une équipe de ces tortionnaires. Sous la neige, l’enfant, seul, erre à la recherche d’un abri. Il sauve de la mort une petite fille d’un an que sa mère, une pauvre malheureuse qui a rendu l’âme dans le froid, serre encore dans ses bras glacé. Les deux enfants sont recueillis par Ursus, un vagabond qui se targue de philosophie, et son loup domestique Homo. Le lendemain matin, Ursus découvre que le bébé est aveugle, et que l’enfant a été soigneusement défiguré par une large cicatrice qui fige sa bouche en un sourire permanent. Il décide de prendre les deux infirmes sous son aile et ensemble, ils montent un petit spectacle qui rencontre un grand succès, et qui les amène jusqu’aux portes de la cour royale.
J’avoue que j’ai eu du mal à arriver au bout de cette histoire qui pourtant, sur le fond, est palpitante. La description de ce que font les Comprachicos fait froid dans le dos, et Victor Hugo se révèle lui-même un monstrueux ironiste: il parviendrait presque à nous faire admettre qu’après tout, il faut bien que les grands de ce monde s’amusent, et que ces enfants sont finalement façonnés comme de l’orfèvrerie et représentent une prouesse d’ingéniosité et d’artisanat qui répondent à une véritable demande artistique avec un à-propos indiscutable. Quel cynisme… L’enfant lui-même, nommé Gwynplaine, et le couple qu’il forme avec la petite fille appelée Dea, sont très touchants. Ils grandissent ensemble de manière fusionnelle, Dea étant la seule à ne voir que la beauté de l’âme de Gwynplaine. Leur adoration mutuelle a quelque chose de divin, et Victor Hugo se plaît à décrire non seulement la pureté mais l’étonnante chasteté dans laquelle ils s’aiment. L’étonnant concours de circonstance grâce auquel Gwynplaine va entrer à la cour est lui aussi fascinant. Le monstrueux et le beau se côtoient et s’inversent. La comtesse Josiane, qui se trouve si belle et ne veut se donner qu’au plus laid, est le premier symptôme d’une belle société corrompue qui ne se soucie pas une seule seconde des miséreux pour qui elle légifère dans le seul but de combler ses plaisirs. Pour Gwynplaine qui voit là une formidable occasion de réussir à attirer l’attention sur la fange dont il sort grâce à sa monstruosité même, la chute sera rude dans cet univers où le culte de l’apparence n’a d’égal que la frivolité et le frisson du répugnant.
Et c’est peut-être là où le bât Hugo blesse. Car Hugo le politicien et l’homme touche-à-tout ne peut s’en tenir à une histoire pleine d’intensité dramatique. Les digressions abondent. Ursus est philosophe? Place aux profondeurs philosophiques. Gwyplaine erre dans Londres? L’architecture est décortiquée jusqu’à la moindre pierre. Gwynplaine entre à la chambre des pairs? Voilà l’occasion d’un plaidoyer social en faveur des plus démunis. J’avoue souvent avoir lu en diagonale, sauté des pages, pour retrouver l’histoire de Gwynplaine dont je voulais vraiment savoir l’issue.
Une fierté de l’avoir lu!