Juette a treize ans. Le matin, elle coud. La nuit, elle dort dans le même lit que ses parents. Elle ne supporte pas que sa jambe nue touche celle de sa mère pendant la nuit. D’ailleurs, elle n’aime pas qu’on la touche, tout court. Ce qu’elle aime, par contre, ce sont les histoires. La belle histoire du Chevalier à la rose et de son frère. La belle histoire de Tristan et Iseut. Ce qu’elle aime, c’est parler à voix basse avec Hugues, le moine qui enlumine ces histoires, qui les lui raconte, à qui elle se confie. Juette ne comprend pas vraiment tout ce qui lui arrive, elle pose ses questions à Hugues, qui souffre de ne pas pouvoir toujours lui répondre. Elle ne comprend pas pourquoi on la force à dire “Oui je le veux” à un homme alors qu’elle ne le veux pas. Pourquoi elle doit souffrir et mettre au monde des enfants morts-nés dont elle ne veut pas. Alors lorsqu’elle devient veuve, à dix-huit ans, elle refuse de se soumettre à nouveau à cet ordre des choses. Non, elle ne se remariera pas. Non, elle ne vivra pas de l’argent sale de son père. Non, elle ne s’occupera pas de ses enfants. Non, elle ne quittera pas les lépreux parmi lesquelles elle a élu domicile pour vivre sa propre religion.
J’ai eu un peu de mal à rentrer dans ce récit qui commence comme une longue introspection de Juette. Mais une fois prise l’habitude de suivre les questionnements de cette enfant, quel récit poignant! Car au début, on y reconnaît réellement une petite fille, friande d’histoires d’amour et de rêveries héroïques qui font le versant reluisant de ce Moyen Age où les dames sont sacrées, les amoures éternelles et les liens familiaux indestructibles. La réalité en est tout autre et c’est un déchirement que de voir cette enfant livrée à un homme qu’elle ne connaît pas, qui n’attend rien d’elle à part qu’elle ouvre les jambes pour concevoir des enfants, qui souffre et qui se tait.
C’est donc avec une admiration certaine que l’on voit Juette suivre sa propre voie, faire ses propres choix et se racheter à sa propre manière, en omettant de rendre des comptes à une Eglise dont elle n’écoute plus les contes, elle qui voulait tant être comme le chevalier à la rose. Féministe avant l’heure, elle encourage à refuser le mariage, elle s’absout par le dénuement et le soin aux autres. Elle voit et entend la Vierge qu’elle décide de suivre, de son propre chef. Et s’attire les foudres de l’autorité ecclésiastique qui crie à l’hérésie.
Et lorsque cette voix ne peut plus se faire entendre, elle cède la place à celle d’Hugues, le confident, le religieux qui a conscience que les préceptes de l’Eglise ne sont pas toujours ceux qui seyent le mieux à la foi et qui tente, tant bien que mal, de protéger une âme innocente à laquelle on le sent profondément attaché. J’ai été bouleversée par ce personnage, toujours pris entre deux feux, qui fait l’expérience de tous les sentiments humains par son seul attachement à Juette et son empathie à son égard. Cette alternance de narrateur crée une réelle tension, car plus le roman avance, plus on sent que personne, pas même Hugues, ne peut comprendre Juette ni savoir ce qu’elle pense, et l’on vient, avec Hugues, à se questionner à son tour et à attendre chaque mot de Juette, page après page.